Une biographie : Louise

J’ai rencontrè Louise à l’aube de ses quatre-vingt dix ans. Elle ètait née au début du siècle. Pendant quelques mois, au cours d’après-midis inoubliables, elle m’a raconté sa vie. Celle d’une femme moderne, forte, indépendante, que le destin n’avait pas épargnée mais qui avait puisé dans chacune de ses mésaventures des leçons de vie qu’elle souhaitait maintenant transmettre à ses filles sous forme d’un livre. Je ne la remercierai jamais assez de m’avoir fait confiance.

Chapitre 3 1934

Où l’on apprend que Louise a divorcé à la mort de sa mère puis qu’elle à épousé Jules, veuf. Ils ont eu une enfant mais Jules est mort quelques mois après la naissance de leur fille. On apprend aussi comment ils s’étaient connus, comment leur mariage avait été empêché…

On a enterré Jules ce matin. Mes mains sont vides. Elles pendent là, sur mes genoux, sèches et blanches, si blanches. Jules est mort et je regarde mes mains. Comme si elles ne servaient plus à rien désormais. Tous ces jours, toutes ces nuits où elles l’ont apaisé, rafraîchi, rassuré, mes mains sont vieilles désormais.
J’avais dix-huit ans. Je venais au passage à niveau en fin d’après-midi. Je mettais le couvert du restaurant et je courais vers la gare.
J’attendais la micheline de six heures dix. Je m’accoudais sur le portillon de fer rouge et blanc. Parfois le vent volait dans mes cheveux.
Parfois je frissonnais sous la petite pluie du soir qui tombait. Parfois encore, je glissais mes mains dans ma pèlerine, mais jamais je ne manquais la micheline du soir. Certains jours, quand la nuit tombait tôt, c’était le bruit de l’énorme machine qui m’arrivait en premier. Elle surgissait brusquement du brouillard. Ses gros yeux tremblaient comme deux soleils sur le déclin. Quand le ciel était clair, c’était une vibration particulière de l’air qui m’annonçait que là-bas, tout au fond, elle avait passé le tournant des Moreaux. Elle s’avançait alors, énorme et rassurante. Pasquier sortait en bras de chemise. Il en était à son troisième Picon avec le contremaître de la tannerie, et hiver comme été, sa veste restait pendue au dossier de sa chaise. Il crachait un coup, me saluait d’un doigt sur la visière de sa casquette et commençait à tourner la manivelle qui commandait la fermeture des barrières. Il avait le temps, la locomotive commençait à ralentir en passant devant l’hôtel. Ma mère jetait un coup d’œil machinal à la pendule, puis elle rajustait son tablier : Les premiers clients n’allaient pas tarder. Quelques voyageurs descendus du train, toujours les mêmes, prenaient un petit coup sur le pouce, au comptoir, avant de rentrer chez eux. Les soirs de paie, ils étaient plus nombreux et moins pressés.
La micheline avançait maintenant avec lenteur dans ma direction. Elle passait devant les barrières et s’arrêtait un peu plus loin, à la gare. Je regardais descendre les voyageurs. J’attendais de la voir disparaitre pour repartir. Pasquier ressortait de sa petite maison, relevait les barrières et me gratifiait d’un dernier salut. Il fermait son volet. La nuit pouvait venir.
On travaillait tard au moulin. Dès l’aube, on entendait le pas précipité des chevaux qui passaient de l’autre côté de la voie. Il était facile de reconnaître le charretier selon qu’il faisait où non claquer son fouet à la sortie du tournant. Un soir, la charrette s’est arrêtée au passage à niveau. C’était Jules. Au début, il surgissait n’importe quand. Il lui arrivait de passer bien avant la micheline, je l’apercevais à peine quand je sortais de l’hôtel. Ou bien il me dépassait quand je rentrais servir le repas. Il touchait alors sa casquette et lançait joyeusement: “Bonjour mam’zelle Louise” Et je levais la main pour le saluer. Ma main... celle-ci, dans le gant noir.
Celle-ci, qu’un soir il a recouverte de la sienne, sur la barrière en fer où chaque jour il venait maintenant s’accouder à mes côtés pour attendre la micheline. Celle-ci que ma mère m’a obligée de donner à un autre - La fille de L’Hôtel des Voyageurs n’épouse pas un charretier venu d’on ne sait où. Celle-ci qui pendant tant d’années à bercé l’enfant d’un autre - le fils du notaire, lui c’est un bon parti, presque trop bon pour toi, ma fille. Celle-ci qui a essuyé des larmes qu’il ne pouvait sécher, qui a trimé, peiné. Pourquoi?
Pour se glisser enfin dans la sienne un si court instant, caresser son enfant blond, soulager sa douleur et finir là, sur mes genoux, ridicule et noire, comme un maigre oiseau de mauvais augure. Si vite, mon Dieu, si vite...

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