Essai

Extraits d’un mémoire de littérature comparée (option méthode comparatiste) niveau licence de lettres modernes.


Dino Buzatti René Magritte

« Cela me fait penser à… » Combien de fois notre pensée spontanément, établit-elle des liens entre deux parcelles de notre expérience ? Fragments parfois disparates dont l’alliance nous semble déroutante : un bruit et un parfum, un son et une couleur. Si nous nous arrêtons un instant à cette alliance spontanée, nous pouvons alors reconstruire des chaînes d’analogies. C’est une de ces alliances spontanées que nous déroulerons ici. En découvrant les nouvelles de Dino Buzzati, nous avons pensé à…d’autres auteurs, certes, mais aussi, plus surprenant à Magritte. Deux œuvres, l’une picturale, l’autre littéraire, qui nous semblaient familières l’une à l’autre. Une première recherche rapide confirma cette intuition par la découverte de chaînes de noms, Raspail, De Chirico, la peinture de Buzzati…
Nous allons donc tenter ici de mettre en lumière les liens entre deux œuvres contemporaines mais venant de domaines artistiques différents dans leur mode d’expression, la littérature et la peinture. Nous devrons donc nous attacher à définir, dans le cadre d’une approche interdisciplinaire et à partir de ce lien ressenti face aux œuvres, les similitudes de thèmes, de forme, au-delà des contraintes inhérentes à la technique utilisée. Le tableau, par exemple, nous est donné dans son intégralité dès l’approche, alors que l’on entre progressivement dans le texte. S’il faut un certain temps pour parcourir le tableau, le cheminement reste à notre initiative. L’auteur, lui, trace le chemin au fil des mots. La vision tabulaire est plus globale et plus autonome. Si l’on considère que la nouvelle de Buzzati raconte une histoire et se situe donc dans le temps du récit, est-ce que le tableau présente un instant ? Et sinon, où se situe-t-il dans le fil d’une histoire ? Que se passe-t-il avant, après, ce que le peintre nous donne à voir ? Nous tenterons de percevoir, au-delà des différences, ce qui lie ces deux œuvres.
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C / FANTASTIQUE ET SURRÉALISME

Nous ébaucherons à peine ici les liens qui peuvent exister entre ces mouvements : Le surréalisme, bien que né plus tardivement que le fantastique, trouve ses origines dans la volonté de rupture du XIXème siècle, l’exploration de l’irrationnel par des poètes tels que Baudelaire, Nerval, Rimbaud. Il se nourrit de l’exploration du réel intérieur correspondant aux forces profondes du monde. A l’absurdité kafkaïenne répond le nihilisme Dada né de la Première Guerre. Mondiale. Les deux mouvements se ressemblent par leur refus commun des réalités ordinaires et le désir d’explorer un ailleurs qui se tourne chez les auteurs fantastiques contemporains vers un ici-bas aussi terrifiant que l’au-delà.

Magritte et Buzzati se placent tous deux dans cette esthétique postromantique et surréaliste du surgissement de l’image et de la rencontre bouleversante. La nouvelle et le tableau sont des formes courtes, discontinues qui tissent par un réseau de chocs un univers que le lecteur/spectateur construit à l’envie par le biais de réseaux émotionnels.
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A/ QUELQUES MOTIFS COMMUNS :

1. Nuit et lumière

La lumière de Buzzati surgit de la nuit comme l’espoir, toujours fallacieux et déçu, que quelqu’un est là. Ses dessins nous montrent d’ailleurs des rectangles jaunes, des fenêtres qui n’ouvrent pas sur un monde meilleur. Chez Magritte, la fenêtre éclairée de L’Empire des lumières n’apporte pas plus de sérénité puisqu’elle cohabite avec un ciel lumineux de pleine journée qui rend la nuit alentour plus mystérieuse et angoissante encore en accentuant douloureusement la dérisoire solitude de l’homme au milieu d’une nature étrange et menaçante.
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2. Bruit et silence

Omniprésent dans les nouvelles de Buzzati : le grondement sourd et inquiétant de l’inconnu, ce monde caché derrière, le grondement de l’humanité sans visage qui encercle les personnages. Le silence n’est jamais la paix, il reste l’attente de ce qui est tapi dans l’ombre et qui va fondre sur le héros. Pareillement, il ressort de nombreuses œuvres de Magritte une impression de temps suspendu, silencieux, d’une matière si extra-ordinaire qu’il est angoissant et annonciateur du pire à venir. Le texte écrit amène l’auteur à nous faire découvrir plus explicitement l’horreur latente. Dans l’œuvre de Buzzati, tumulte extérieur et silence intérieur se répondent, celui de la solitude inexorable qui est le destin de chaque personnage. Le silence de Magritte renvoie lui aussi au silence intérieur, celui des personnages, au visage voilé (Les amants), disparu (La grande guerre), statufié, dissimulé …. Magritte découvrant l’œuvre picturale de Chirico, qui fut le déclencheur de son œuvre surréaliste dira « Le spectateur retrouve son isolement et entend le silence du monde. »
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3. La distorsion entre les réalités

Nous aborderons ici un ensemble de procédés qui se retrouvent fréquemment dans la littérature fantastique. Buzzati confiait dans une interview écrire du fantastique débarrassé du style fantastique. Le recours aux thèmes classiques de l’animation d’un objet, de la métamorphose est donc traité chez lui de façon allusive et épurée. Magritte y consacre nombre d’œuvres qui déclinent une impressionnante série d’opérations et de transformations Nous en citerons ici quelques unes en mettant en regard des références à Buzzati. :
Au fil des tableaux de Magritte s’exposent des changements d’états de la matière accomplis (Les affinités électives) ou en devenir : arbres de pierre, femme de bois, oiseaux de feuille, (L’invention collective), l’objet ou l’être métamorphosé gardent la plupart du temps les caractéristiques de leur état précédent afin que l’on s’interroge sur la discontinuité de la réalité donnée. C’est le renversement de notre pouvoir sur les objets. Ces opérations peuvent se décrire en une série de figures de style comme la synecdoque : l’arbre feuille de La belle saison, l’interversion dans L’invention collective.
Le gigantisme est un procédé fréquemment utilisé par Magritte, la disproportion, des objets placés dans un cadre familier : une pomme, (La parole donnée ) un œuf, qui occupent tout l’espace d’une pièce ; une pipe, un peigne, un verre, (Valeurs personnelles, La chambre d’écoute). Ce gigantisme bouleverse l’ordre établi comme, chez Buzzati, la force phénoménale née du sentiment d’injustice de l’héroïne de L’œuf.
A cet exemple, positif, répondent le plus souvent au fil de ses nouvelles, des métamorphoses symbolisant l’asservissement de l’homme à ses passions : l’amour qui transforme l’ami du narrateur de Petite Circé en chien, ou la femme devenue voiture de luxe dans Suicide au parc ou encore la douleur ressentie à la sensation de la violence alentour : la description devient alors démesurément grossie comme celle de la vie nocturne des animaux de la Douce nuit. Pareillement, pour Magritte, ces processus de fusion et d’échanges, de pétrification, de liquéfaction, (Le séducteur) de grossissement, d’apesanteur, ce renversement de notre pouvoir sur les objets servent à « Trouver l’élément attaché obscurément à cet objet et qui est monstrueux quand il est mis en lumière »
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A/ THEMES COMMUNS

1 . La première impression

Les univers de Buzzati et de Magritte nous semblent souvent familiers au premier regard. Nous prendrons comme premier exemple L’empire des lumières (dans l’une ou l’autre de ses versions) : une maison, ou une rue, éclairée, au cœur d’une nuit ordinaire. Puis, lorsque le regard monte, un ciel bleu et moutonneux, serein. De cette double sérénité va naître peu à peu l’inquiétude, par la confrontation de deux univers qui ne peuvent, logiquement, cohabiter. De même, l’univers des nouvelles de Buzzati bascule doucement vers l’horreur, par une suite d’opérations qui indépendantes, l’une de l’autre sont anodines […] Nous pénétrons avec Magritte et Buzzati dans des univers, qui comme celui de Lewis Carroll, ont l’air en ordre, au point qu’ils nous fassent douter de nos perceptions par la force qu’ils mettent à exister. Même si, comme Madame Gron, l’héroïne de « Et pourtant on frappe à la porte », nous nous cramponnons à notre réalité ordinaire, nous finissons par être emporté par la force subversive des œuvres.

2. Le style

Buzzati écrit comme Magritte peint, de façon chirurgicale, propre, lisse. Buzzati est un réaliste du légendaire, son héros évolue dans l’épaisseur ordinaire de la vie. Son style est simple et dépouillé, et de ce fait, puissant, dense. Les personnages et leur univers sont dessinés avec force et présence. L’écriture de Buzzati, moderne, est débarrassée du « style fantastique », elle a des couleurs franches et pures. On ne se perd pas dans les brumes du songe. Tout est limpide et pourtant angoissant et inconnu. Ce même paradoxe s’applique parfaitement à la peinture de Magritte, aux à-plats lisses, aux contours tranchés (proche du chromo, comme il le dira lui-même.) Cette peinture se caractérise aussi par une frontalité, des plans peu profonds, un espace clairement délimité. C’est une peinture réaliste, une transposition picturale de la fausse simplicité du réel phénoménal. Buzzati confiera : « Plus un sujet est fantastique, plus le récit doit être nu, simple, presque bureaucratique »
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Buzzati et Magritte sont unis par le mythe comme élucidation existentielle, donnant signification au monde et à l’existence humaine. L’un et l’autre l’explorent à la fois pour s’y trouver et s’y perdre. Tout deux sont des révélateurs du continu, du passage. L’univers n’est pas limité à la perception qu’on en a. Ils transforment le quotidien ordinaire en le faisant dériver vers l’absurde et l’irréel. L’humour fait ressortir le manque de recul de la vision ordinaire, superficielle. Les angoisses et les illusions se rejoignent dans un espace–temps distordu qui nous fait perdre pied. Leurs œuvres sont des paraboles sur l’essentiel, une traversée des apparences, une quête de l’essence des êtres et des choses.

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