Une tout petite raison

Texte récompensé par le prix Philippe Delerm 2009. Publié dans le recueil Nouvelles 2009, aux Editions du Valhermeil

Prix Delerm 2009 Une toute petite raison Prix Delerm 2003 Prix Delerm 2005

Je n’ai pas été sage. Je ne sais plus pourquoi. Non pas que je sois trop petite pour me souvenir. J’ai déjà huit ans.  Je ne sais pas pourquoi parce que c’est une toute petite raison. Ou des tas de petites raisons. Je suis sans doute arrivée en retard pour le dîner. Mémé, mon arrière-grand-mère, dîne à sept heures et demie. Le feuilleton se termine à huit heures moins vingt. Chez la voisine. Mémé n’a pas la télé. Elle n’a pas non plus le chauffage. Ni le gaz. Ni l’eau chaude. Alors, peut-être qu’aussi j’ai dit que c’était mieux chez mes copines de l’école. Ou chez la voisine. C’est peut-être pour cela que je n’ai pas été sage. Ou bien j’ai dit que je ne voulais plus mettre les vieilles jupes de ma cousine Martine. Elles sont trop longues pour moi. Ou que ma mémé est trop vieille pour être une maman. Ou même une grand-mère. Je ne sais plus. Mais c’est une toute petite raison. J’en suis sure.

Alors aujourd’hui nous avons pris le car. Mais pas pour aller au marché comme tous les lundis, quand je ne vais pas à l’école. Ma grand-mère n’a pas pris son panier. Elle a son sac à main en simili noir. Celui qu’elle ne sort que pour les grandes occasions : les enterrements et le banquet des vieux. Et aujourd’hui. Elle a aussi mis la jupe qui va avec le sac à main. Et les grandes occasions. Une jupe à carreaux marron et verts.

Elle a une valise à la main. En carton bouilli marron. C’est la vieille valise de pension à Martine. Quand elle va au Lycée chez les Sœurs. C’est une valise pour aller chez les Bonnes Sœurs. Moi, j’ai la vieille jupe plissée de Martine. Bleu marine et vert foncé.  Et longue. Martine a sept ans de plus que moi. Même si je suis grande et grosse pour mon âge et elle petite et fine pour le sien, sa jupe est trop longue vraiment. La voisine a dit à Tata quand elle l’a apportée : «  Je vais faire un ourlet. Elle a l’air d’une pauvresse avec ça. » Tata a dit : «  C’est ce qu’elle est » et la voisine n’a pas fait d’ourlet. Je n’aime pas être une pauvresse à cause de la jupe. Mais c’est une toute petite raison.

En descendant du car, ma grand-mère grommelait parce qu’en plus c’était à l’autre bout de la ville et que la valise était lourde. J’ai dit que je pouvais la porter.  Pour qu’elle soit gentille. Mais elle a haussé les épaules : «Tu es trop  petite ». C’est le mois de novembre. Il fait gris et humide. Je n’aime pas le mois de novembre. Ma grand-mère non plus. Parce qu’il lui ressemble. Elle dit qu’elle va mourir avant la fin de l’année. C’est pour ça qu’elle veut se débarrasser de moi. Pour mourir tranquille. Je la laisse même pas mourir tranquille et ça je sens que c’est une grosse bêtise. Mais je ne l’ai pas fait exprès.

On n’a même pas traversé la ville, on est passé par derrière. Comme des voleurs, elle dit grand-mère. Mais pas aujourd’hui. Aujourd’hui elle ne dit rien. Elle est fermée. Elle ressemble à un gros caillou, même si c’est une toute petite grand-mère. Elle est dure et pointue, un peu brillante. On sent qu’elle est toute dure dedans et qu’elle peut vous faire aussi mal. Derrière, c’est une grande route avec des camions, la rivière de l’autre côté du trottoir. Noire. Qui me fait peur. Comme le ciel gris de novembre. Et ma grand-mère caillou. Ce matin, j’ai peur de tout.  Peur surtout du bout du chemin. Pour une si petite raison. Si petite.

Ma grand-mère ne marche pas vite, parce qu’elle est vieille et cassée et parce que ma valise est lourde. Mais elle marche encore trop vite. A chaque carrefour, je me dis : « c’est pour me faire peur, on va tourner. Elle dira : «La prochaine fois, tu verras... » et il n’y aura plus de raison. On passe devant le cinéma. Sous le passage à niveau. Après, ce n’est plus vraiment la ville. Les rues remontent, il n’y a plus de boutiques, juste des portes fermées et des trottoirs vides. Si on tourne à gauche, on va chez tante Paulette, si on tourne a droite, on va chez mémé Fonsine, ma vraie grand-mère. Mais aujourd’hui on va tout droit. On remonte la rue Jules Ferry. Sur le trottoir de gauche. C’est pour me faire peur. C’est pour me faire peur. Tout à l’heure on va traverser et on ira au bureau d’aide sociale. Ma grand-mère demandera si Mademoiselle Jouty est là. Peut-être qu’elle dira que je ne suis pas sage mais c’est tout hein, c’est tout. On n’a pas traversé. On continue à monter. Il n’y a plus d’autres carrefours. Plus de chance que ce soit un jeu juste pour me faire peur. Ma grand-mère est caillou, rocher, pierre de taille. Mais des larmes mouillent ses vieilles paupières sans cils. Ou c’est le vent coupant de novembre qui lui mouille les yeux. Moi non. Ce n’est pas le vent. Je pleure. Je pleure et j’ai peur. Mais je ne fais pas de bruit. Même pas de bruit ! En haut de la rue Jules ferry, il y a une église. C’est là que les sœurs viennent à la messe chaque matin. Je ne veux pas aller à la messe. Derrière l’église, il y a le grand bâtiment noir. Qui va m’engloutir. Je suis sure que c’est froid, noir et humide, comme les bonnes sœurs qui passent dans les couloirs. On ne parle pas, on mange de la soupe, on lave le pavé et on reçoit des coups de martinet et on va au cachot. Je sais que c’est comme un puits et que je mourrai là, pour si peu de raisons.

On est devant la grille. La cour est vide. Si l’un de ces vilains corbeaux sort et nous voit, je suis perdue. Au fond du puits. Ma grand-mère pose la valise sur le trottoir. Tout est gris ou noir. Le ciel énorme, les vieux murs, la grille, le trottoir, ma grand mère caillou. Il n’y a que ma petite valise marron, écornée qui soit vivante, que moi face à la mort dans ma jupe trop longue avec mes larmes chaudes qui coulent sans bruit. 

« - Alors ? dit ma grand-mère caillou

- Je veux pas aller à l’orphelinat. Je veux pas.

- Je ne peux plus te garder, je suis trop vieille et tu n’es pas assez sage.

- Je serai sage, mémé, je veux pas aller à l’orphelinat. Y aura pas de raison, pas de raison » 

Ma grand-mère reprend ma valise. Le ciel est immense et la rue Jules Ferry descend jusqu’au passage à niveau. Je n’irai pas à l’orphelinat aujourd’hui encore. Et après il n’y aura plus jamais de raison. Pas même une toute petite raison.

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